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"Un
détail immense", Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne
"Sites et dispositifs"
Parcours de lil, parcours de la mémoire. Plus que tout
autre lieu, le musée réveille les images plus ou moins effacées
de son origine, de ses fonctions antérieures. Ici lespace
religieux a été transformé en espace muséal
: le Museu de Arte Antiga de Lisbonne. Et, dans ce musée, Bernard
Guelton dispose dans chacune des salles un fragment de la Chapelle des
Albertas sous la forme d'un livre. La chapelle est en quelque sorte le
noyau du musée. Nous sommes dans un lieu et un autre est évoqué,
indexé par un fragment, dessin ou photographie transformée.
Superposition des lieux, dialogue entre ceux-ci. Sans doute nos rapports
aux lieux ne sont-ils jamais simples, chaque lieu porte en filigrane dautres
circonstances où nous lavons parcouru et aussi dautres
lieux. Surimpressions, surimpositions, indexations multiples.
La surimpression proposée par B. Guelton est comme un puzzle à
léchelle du Musée. Dans chaque salle est projeté
un fragment. Soixante-dix salles, soixante-dix fragments. Et ces fragments,
quand ils sont rassemblés, sont comme un mur dazulejos. Dispersés,
chacun entre en dialogue avec larchitecture de la salle, la forme
des cadres en bois doré. Un arc dans la chapelle, une arcature
dans une salle, larc dun cadre. Chaque détail, chaque
module condense ou souligne une forme architecturale, picturale. Et le
jeu, le dialogue souvrent encore avec des détails qui nappartiennent
qu'indirectement à la Chapelle : Sainte Thérèse du
Bernin à qui est dédiée la Chapelle, religieuses
empruntées à Luis Bunuel. Par cette inscription et disposition
de détails, le lieu se dédouble, se déterritorialise.
Lieu palimpseste, lieu de mémoire, lieu de savoir. La présence
dans chaque salle dun livre qui contient le détail présenté
hic et nunc et aussi celui de la salle suivante marque encore ce voir
complexifié de savoir, de mémoire. La perception ne peut
être simple, univoque. Et la présence dans ces livres dun
extrait du livre dAntonio Tabucchi, Requiem, démultiplie
encore. Dans lextrait cité, il y est question du Musée
dArt Ancien, dune cafétaria qui sy trouve et
où le narrateur boit un cocktail. Requiem dA. Tabucchi raconte
lhistoire dun personnage pris entre ses souvenirs, ses fantasmes,
sa présence dans Lisbonne. Lun redouble lautre, la
mémoire et le fantasme irréalisent la présence et
la réalité physique. Il y est question dun peintre
copiste qui reproduit en grand chaque détail de la Tentation de
Saint Antoine : grossissement dune raie, dune tanche, dun
grylle. La séquence du texte de Tabucchi, son évocation
du Musée complique encore notre relation au lieu. Chaque salle,
ainsi agencée avec la projection dun détail de la
Chapelle et lextrait de Tabucchi, est à la fois lieu de mon
séjour, de mon parcours, lieu de mémoire et lieu fictionnel.
Fiction, mémoire, savoir et présence physique se surimpriment
et se déstabilisent.
Lintervention de B. Guelton dans le Musée dArt Ancien
révèle lambiguïté des lieux qui ne se
réduisent pas à leurs dimensions physiques. Dun côté
sy projettent, sy ajoutent les détails de la Chapelle,
lhistoire et la fiction de Tabucchi. La mémoire et lerrance,
les détails dun site religieux et la dérive dans une
Lisbonne déserte et torride, les détails grossis dune
peinture se surajoutent. De lautre, le lieu se creuse dun
réseau de virtualités, de références. Ambiguïté
et énigme des lieux, et en particulier du Musée ; mise en
abyme, indexation, incrustation de détails-citations.
Module, filtre, changement déchelle. Travailler sur un lieu
en y projetant la grille, fragmentée ou non, dun autre lieu.
Projeter les pièces dun puzzle sur un espace déjà
ordonné. Double niveau de lisibilité, et même plus
: les salles du musée, chaque tableau et ses figures, les détails
de la Chapelle, lhistoire du peintre qui copie et agrandit les détails
dune peinture. Chaque élément sert de cadre, de filtre
pour ce qui lentoure. En dautres circonstances, B. Guelton
a fait intervenir des artistes contemporains sur un lieu chargé
dhistoire (Musée des Beaux-Arts à Reims en 1987) ;
il a rematérialisé des uvres dans un autre site (uvres
de Giovanni Anselmo, Sol Le Witt, Richard Long, François Morellet,
Robert Morris reconstruites et présentées sur un autre site
que leur espace dorigine dans lexposition « Mises en
uvres » en 1991). Au Musée dArt Ancien de Lisbonne,
lidentité du lieu est critiquée, réactivée
: chaque salle est associée avec un détail de la Chapelle,
parfois le fragment darchitecture prolonge, se fond parfaitement
avec larchitecture du Musée. En dautres cas, le fragment
est comme un monogramme, comme la signature de la salle. Cette mise en
crise de lidentité, ou plutôt cette activation des
lieux, nest pas séparable dune expérimentation
de la visibilité. En effet, dans les projets de mise en forme des
« détails » de la Chapelle dans les salles, les dispositifs
sont multiples : le livre et ses reproductions de détails, les
vitrines ou boites optiques, les projections sur le sol, les murs ou les
tableaux. Le spectateur est donc sollicité par des modes de lecture
variés, il ne peut sinstaller dans un seul régime
de lisibilité et de visibilité. Ainsi le travail sur le
lieu implique lexpérimentation des dispositifs optiques.
Parcours physique et mental, lecture et déchiffrement sactivent
lun lautre.
Jean-Pierre MOUREY.
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